CINÉMA
Fric et frasques. Dans «le Loup de Wall Street», Martin Scorsese scrute la chute d’une crapule séduisante guidée par ses instincts avides.
Manifestement planifié au ras des fesses pour être synchrone avec l’orgie consumériste des fêtes de fin d’année et en lice pour jouer les trouble-fête dans la course aux oscars, le Loup de Wall Street est certainement le truc le plus juteux qu’on pouvait espérer pour finir 2013 en beauté. Qui, très sérieusement, au vu de la météo et des promesses de non-croissance pour les dix ans à venir, avec le délicieux guichet du Pôle Emploi en guise d’arc de triomphe pour à peu près tous les vaillants soldats lessivés du libéralisme, boudera ce spectacle terminal où la star la plus charismatique du moment, Leonardo Di Caprio, se fait un rail de coke à même l’anus (ou le scrotum, c’est pas clair) d’une prostituée à peine dix minutes après le générique de début ? Le Loup de Wall Street est une sorte de mash-up entre leFellini-Satyricon (pour la décadence lubrique, les cris d’animaux humains en rut) et le Scarface de De Palma (le biopic d’un crétin défoncé promis à devenir un exemple multi-imité et vénéré par tous les bébés escrocs encore dans leurs langes).
Dès 2007, avant même que le livre ne soit dans les librairies, le duo Scorsese-Di Caprio avait l’écume aux lèvres pour acquérir avant tout le monde les droits d’adaptation du Loup de Wall Street, récit délirant des frasques d’un jeune play-boy millionnaire, Jordan Belfort, écrit depuis sa cellule de prison. Belfort est tombé pour fraude et blanchiment alors qu’il était patron d’une boîte de courtage, Stratton Oakmont (installée à Long Island), spécialisée dans la vente d’actions bas de gamme (les penny stocks) à 1 ou 2 dollars (avec 50% de commissions pour le vendeur).
Hâbleur. Belfort et ses équipes, toujours plus nombreuses, de jeunes traders sans foi ni loi (un millier au firmament de la boîte) passent des coups de fil toute la journée pour mettre la pression sur les acheteurs en les incitant à ne pas louper de super affaires qui sont en réalité des non-valeurs qui ne profitent à l’arrivée qu’à ceux qui les placent. Belfort, beau gosse hâbleur et malin, galvanise ses troupes par sa capacité à générer des gains fabuleux en très peu de temps. Quand il fait entrer pour la première fois sur le marché une marque de chaussures à la noix (Steve Madden), il gagne 12,5 millions de dollars en trois minutes. Mais surtout, ce qui fait le sel de cette affaire, c’est que Belfort est un camé de première. Il avale des quantités de drogue qui laisserait sur le flanc n’importe qui d’autre, pipe au crack, Quaalude, morphine, Xanax, alcool et des montagnes de cocaïne dévalées tout schuss, au gré de fêtes dantesques où la plupart des filles sont payées des milliers de dollars pour relaxer ces messieurs après une journée à pomper les économies des gogos de service. Aujourd’hui, Belfort est libre. Il doit payer 110 millions de dollars à 1 500 investisseurs qu’il a floués, mais il ne semble pas pressé de le faire.
Gigue. Ce n’est un secret pour personne que Scorsese a lui-même été un aspirateur à cocaïne dans ses grandes années et il devrait être au cimetière à l’heure qu’il est. Mais à 71 ans, il tient la place et il n’a pas l’intention d’en rabattre, remettant sa couronne en jeu. Depuis 2002, sa rencontre avec Leonardo Di Caprio lui a offert le cadeau inespéré d’un retour de flamme, après le long compagnonnage créatif avec Robert De Niro. Le cinéaste et l’acteur sont coproducteurs du Loup de Wall Street et le film est aussi pensé et fabriqué comme un circuit de luxe pour la formule 1 Di Caprio. Le comique n’ayant pas vraiment jusqu’à aujourd’hui dominé sa flamboyante carrière, les grandes scènes du Loup où il perd complètement les pédales à force d’excès - se crashant en hélicoptère dans le jardin de sa villa, rampant en direction de sa Porsche en pleine crise de paralysie cérébrale après prise de plusieurs cachetons périmés ou réclamant plus de drogue alors que son yacht est en train de sombrer en haute mer - sont d’ores et déjà des morceaux d’anthologie.
Le film est évidemment un nouveau portrait scorsésien entropique de l’ascension et la chute d’une crapule séduisante guidée par le seul aveuglement de ses instincts avides, mais Di Caprio le transforme en document merveilleux sur l’enthousiasme et l’ivresse de l’acteur dès lors qu’il est traversé par un tel idéal humain qu’il a beau appuyer la note basse, il ne cesse de s’élever. Ce chiasme entre avilissement et sublimation donne toute sa beauté à une peinture des mœurs de la finance qu’on peut trouver par ailleurs désagréable, facile et ayant peu à apporter de nouveau sur le genre d’état d’esprit qui, quelques années plus tard, devait conduire à la chute de Lehman Brothers et à la gigantesque faillite systémique d’une spéculation qui reprenait aussitôt ses droits après renflouage des banques.
Le Loup, sous la forme de la farce, dénonce (un peu) l’immoralité du greed(«avidité») américain, cette fascination pour l’agressivité commerciale et cettehubris de l’enrichissement illimité, mais le film est aussi partie prenante d’une époque qui danse la gigue au-dessus du gouffre. La croissance fonctionne dans un imaginaire du surrégime et la crise n’est jamais qu’une purge des toxines engrangées par un système glouton. Le film est à l’image de cet héroïsme de l’obésité, il prolifère, enfle, devient énorme, explose, puis, nageant dans son propre vomi, reconstitue ses forces et repart. Cette extraordinaire vitalité fascine tout autant qu’elle nous menace.
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